L`art du Pochoir
André Derain, (1880-1954) “ Paysage à l’ arbre bleu”, pochoir atelier Jacomet 1959
Nous connaissons tous les illustrations très colorées de Kees van Dongen (1877-1968) qui ornent les livres de célèbres écrivains français. Les dessins, gravures et aquarelles de van Dongen que l’on trouve dans les six livres qu’il a illustrés entre 1918 et 1931 sont tous faits au pochoir, technique qu’il a choisie comme la plus appropriée à reproduire les peintures.
On ne trouve pas moins de 75 dessins au pochoir, multicolores dans Conte de 1001 nuits, Les plus beaux contes de Kipling, Venise seuil des eaux, La Garçonne, La Parisienne et Deauville.
Beaucoup d ‘artistes
Le livre d’artiste le plus onéreux du XXe siècle que Henri Matisse (1869-1954) a créé en 1943, à l’âge de 74 ans, alors qu’il était alité, est entièrement composé de « pochoirs ». Les magnifiques figures découpées que Matisse a éditées chez Tériade sous le titre Jazz ne l’ont été que lorsque Matisse eut trouvé la meilleure technique de reproduction, après trois ans de recherche. Il n’était pas satisfait des impressions émanant de lithographie, de gravure sur cuivre et de gravure sur bois mais lorsqu’il a vu la version au pochoir de l’atelier de Edmond Vairel, il donna son accord à Tériade pour la publication. En effet, il retrouvait là les couleurs de sa gouache favorite (Linel) celle qu’il utilisait pour les collages de ses découpages. L’ouvrage Jazz est composé de vingt œuvres au pochoir, avec un tirage de 370 exemplaires et vaut aujourd’hui € 600.000…
Pablo Picasso (1881-1973) a lui aussi choisi cette technique du pochoir pour 200 de ses œuvres, tant au début qu’à la fin de sa période de création. Paul Rosenberg édita en 1920 sous le titre Tricorne, un livre contenant 31 costumes que Picasso avait élaborés pour les Ballets russes. En fin de carrière, Picasso fit composer par l’atelier Daniel Jacomet (1894-1966) un ensemble grand format de huit portfolio. Il voulait que son œuvre de jeunesse puisse être connue de la postérité ; ainsi, avec Les Bleus de Barcelone, il offre douze pièces qu’il a composées à l’âge de 18 ans. Picasso a lui-même 83 ans lorsque le portfolio paraît.
Outre van Dongen, Matisse et Picasso, beaucoup d’autres artistes du XXe siècle comme Braque, Chagall, Delaunay, Derain, Dufy, Laurencin, Léger, Miro, Modigliani, Mondriaan, Rouault, Utrillo, Villon, Vlaminck, ont utilisé la technique du pochoir pour obtenir des reproductions qui s’approchaient le plus de l’œuvre originale.
Il y a donc toutes raisons pour approfondir la notion de pochoir, mot qui désigne tant la technique utilisée que le résultat, à savoir la reproduction elle-même.
La technique
Le pochoir est une des techniques graphiques pour reproduire une œuvre d’art, mais tant la technique que la reproduction elle-même sont très différentes de ce que l’on fait et obtient avec la gravure sur pierre, cuivre ou bois. Pour la technique du pochoir, dans un atelier, les « coloristes » travaillent de façon exclusivement manuelle, apportant sur un support papier toutes sortes de peintures, aquarelle, gouache, pastel, or ou argent. Ils le font à l’aide de « patrons » ou « pochoirs » (aussi appelés « templates » ou « stencils ») qui sont des feuilles de métal, très fines et découpées, formant ainsi un négatif.
Le maître coloriste, après avoir analysé les couleurs et la composition de l’original, décide du nombre de « patrons » qui doivent être découpés pour l’œuvre à reproduire. Ces « patrons » sont ensuite placés dans un ordre particulier sur le papier à colorier, qui reçoit les différentes couleurs passées à la brosse et au pinceau, au rouleau, tampon ou éponge, jusqu’à ce que le résultat soit le plus proche possible de l’original. On a parfois besoin de 40 jusqu’ à 100 « patrons » pour faire une reproduction au pochoir ! C’est donc une technique très coûteuse, qui demande beaucoup de travail et qui est donc menacée de disparaître, étant donnée l’évolution des salaires depuis l’après-guerre mondiale. Par bonheur, nous pouvons encore admirer des milliers de « pochoirs », conservés dans des musées ou chez des particuliers.
Chaque « pochoir » est unique, bien qu’il soit très difficile de différencier les « pochoirs » d’une même série, tant est grande la compétence professionnelle des coloristes. L’authenticité de la couleur est ce qui différencie le plus un « pochoir » d’une reproduction selon une autre technique. Les « pochoirs » semblent plus clairs et plus « vrais » qu’une litho ou une sérigraphie parce que la couleur y est apportée de façon tridimensionnelle au lieu d’y être imprimée.
Paris, le centre du monde
Le « pochoir » est un phénomène typiquement français et même presqu’exclusivement parisien. A cela, plusieurs raisons : c’est à Paris que se retrouvent les artistes de l’Europe entière, attirés par cette ville magique, prospère, là où « tout » se passe, dans un environnement culturel, bibliophile de longue date, qui permettait de faire vivre l’art et la littérature. La prospérité de Paris au début du XXe siècle attire des modes extravagantes que l’on peut connaître à travers des dizaines de revues de mode, qui recourent aux soins d’illustrateurs connus, pour se démarquer par rapport à la concurrence. Ainsi, trouve-t-on dans la Gazette du Bon Ton, la revue Mode et Manières d’aujourd’hui ou le périodique Monsieur, les dessins, « rehaussés au pochoir », de mode féminine et masculine, exécutés par Janine Aghion, Leon Bakst, George Barbier, Paul Bécat, Albert Dubout, Edouard Halouze, Georges Lepape, Umberto Brunelleschi, André Dignimont, Paul Iribe, André Marty et Sylvain Sauvage.
En outre, la technique du pochoir est bien connue en France grâce au manuel rédigé en 1925 par Jean Saudé, pionnier du « pochoir » : Traité d’enluminure d’art au pochoir .
A son apogée, pendant la période des Arts Déco, on ne compte pas moins de 600 employés dans cette branche. Certains ateliers se spécialisent dans la reproduction d’art comme les ateliers Jean Saudé, Edmond Vairel, Guy Spitzer et surtout l’entreprise familiale Daniel Jacomet qui a fabriqué 586 « pochoirs » à partir de 1902. Avec une moyenne de 300 exemplaires par pochoir, cela représente une production de 175.000 reproductions au pochoir !
Production coûteuse
C’est entre 1900 et le milieu des années 60 que furent fabriqués les pochoirs, avec un pic pendant les années 30. La production de pochoirs était coûteuse et demandait beaucoup de travail, car il fallait un bon mois pour faire une copie d’une œuvre d’art en réduction, couper les « patrons » et faire les essais de peinture ; il fallait ensuite tirer une épreuve que l’on soumettait à l’artiste pour accord. Finalement, il fallait encore deux mois pour produire 300 exemplaires. C’est dans des conditions primitives que les plus fantastiques productions ont été confectionnées (voir l’atelier de Jacomet) et lentement mais surement la technique du pochoir a été supplantée par d’autres méthodes de reproduction qui, comme la sérigraphie, sont des techniques photographiques.
Pour en savoir plus sur les pochoirs, consultez les sites ci-dessous. Ces œuvres d’art peuvent aussi être admirées, comme l’an dernier à la galerie Renssen-art à Amsterdam (Nieuwe Spiegelstraat) où sous le titre Hommage à Picasso, 50 pochoirs étaient exposés et vendus à des collectionneurs du monde entier.
Drs. Paul Zwartkruis (contact : paul zwartkruis at gmail dot com)
Traduction M-C Kok Escalle
1.Mode et Art Deco: www.panteek.com/pochoir.htm
2. Traité d’enluminure d’art au pochoir (Saudé):
http://digitalgallery.nypl.org/nypldigital/dgkeysearchresult.cfm?parent_id=1045088&word=
3. Henri Matisse, tous les pochoirs du portfolio Jazz : www.georgetownframeshoppe.com/henri_matisse_jazz.html